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LouisJoseLestocart

« ÉPISTEMOLOGIE DE LA COMPLEXITE ET ART CONTEMPORAIN ».
Louis José LESTOCART

Ndlr Ce texte a été initialement publié dans le N° 7 de la Revue PLASTIR (animée par W de Bono) que nous remercions pour son aimable autorisation de reproduction sur le site du Réseau ‘Atelier MCX 36).
JL Lestocart le présente ici succinctement dans sa genèse :
Dans l’introduction à cet atelier, l’accent était mis sur une proposition/démonstration qui consisterait à lier différents types d’émergences (effets de seuil, emboîtement des formes, organisation autopoïetique, boucle rétroactive, phénomènes réflexifs ou récursifs d'une construction interactive avec un environnement, etc.)avec certaines oeuvres d’art contemporain. J’avais déjà proposé quelques pistes et de lointains développements sur quelques oeuvres artistiques, parmi les plus notables (Marcel Duchamp, Kurt Schwitters, John Cage, installations de l’Ecole de New York de la fin des années 50, l’art vidéo, l’art en « espace partagé » d’un Fred Forest et de quelques autres et enfin les installations interactives contemporaines, la Réalité Virtuelle, les dispositifs immersifs des CAVEs.) J’ai ensuite rédigé, à la fois dans artpress et sur le site du MCX, une note de lecture sur le concept d’oeuvre-système-invisible d’après le livre homonyme de Forest. Sans le savoir réellement, Forest ouvrait alors la voie pour combattre la pensée réductionniste - qu’on estime encore plus ou moins « naturelle » et qui n’est que « philosophie » périmée-, et soutenir l’idée de l’essor de la Complexité étendue à l’art. La rédaction de cette note a donc constitué un support de réflexion fructueux pour imposer cette idée a priori « invraisemblable » pour nos élites académiques. Support auquel se sont ajoutées deux conférences menées par la suite avec l’artiste sur ce thème.

D’ors et déjà, je me trouve en mesure de commencer à réaliser le programme que je me suis fixé. A l’occasion d’un Colloque de l’ARCo (Cognition-Complexité-Collectif) se tenant à Nancy le 28-30/11/2007, j’ai rédigé ce texte de présentation que je mets en ligne aujourd’hui, et qui indique assez précisément les tenants et aboutissants d’une telle entreprise. Le but est bien de proposer une nouvelle esthétique en même temps qu’une nouvelle perception de l’oeuvre d’art.

Plus que d’oeuvre-système-invisible, j’entendrai ici parler d’oeuvre-système. Ce qu’on doit voir, percevoir, interpréter est surtout invisible pour le « bon sens ». Anaxagore de Clazomènes, lequel a introduit la notion de noûs (en grec, esprit ou raison) disait en un insoutenable paradoxe : « La neige composée d’eau est noire malgré nos yeux ». La neige, prétend en effet Anaxagore, doit être sombre comme l'eau dont elle est formée, et, à quiconque le sait, elle n'apparaît plus du tout blanche ; la neige blanche en fondant se change en eau noire. (Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, 1948). « L’imagination matérielle qui a toujours une tonalité démiurgique veut créer toute matière blanche à partir d’une matière obscure, elle veut vaincre toute l’histoire de la noirceur » - traduisons tout ce qui est complexe. D’une manière générale comme il est dit dans Le nouvel esprit scientifique (1934), « le simple est toujours le simplifié et ne saurait être pensé qu’en tant qu’il apparaît comme le produit d’un processus de simplification ». Bachelard souligne encore dans Essai sur la connaissance approchée (1928) « Simplifier, c’est sacrifier. C’est le mouvement inverse de l’explication qui, elle, ne craint pas la prolixité. » ou encore « La simplicité n’est que la simplicité d’un langage bien réglé, elle n’a aucune racine dans le réel. »

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ÉPISTEMOLOGIE DE LA COMPLEXITE ET ART CONTEMPORAIN.
Louis-José Lestocart IRIS, attachée au Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action,
UMR 7152
Collège de France
louisjose.lestocart@wanadoo.fr.

Résumé – Dans l’histoire de la pensée, des sciences et des techniques se sont développés différents types d’émergence liée à la non-linéarité et la complexité. Entéléchie, morphogenèse, mécanique statistique, effets de seuil qualitatif, théorie des catastrophes, individuation transductive, emboîtement des formes, autopoïese, rétroactivité, récursivité, auto-organisation ; toutes sortes de formes susceptibles d’être ajustées à certaines oeuvres d’art contemporain. On mettra surtout l’accent sur celles qui peuvent dégager les hypothèses heuristiques et épistémologiques d’une esthétique nouvelle ou rénovée. Introduction Les mutations de la fin du XIX° et du XX° siècle s’étant peu à peu développées en mathématique (Boole, Frege, Hilbert, Gödel), en physique (Einstein, Planck, Bohr), dans les techniques (calculabilité déterminant l’avenir informatique), les technologies de l’Information, l’Intelligence Artificielle, l’Intelligence Artificielle Distribuée (Systèmes Multi-Agents, Vie Artificielle), et ayant instauré, conjointement, une pensée de la complexité (Ashby, Von Foerster, Von Glaserfeld), conduisent à se placer différemment face à l’esthétique traditionnelle. Un des points d’étude de la variabilité des corps, des images, des représentations, des « substances » tourne autour de l’émergence. Soit les rapports entre le (un) tout (système) et ses constituants : l’information englobée dans le tout n'est pas réductible à la somme des informations contenues dans ses parties. Dans cette idée, qui revêt également des formes d’auto-organisation, des propriétés nouvelles apparaissent du fait de l’agrégation d’éléments au sein de l’organisation d’un tout ; propriétés qui peuvent en outre rétroagir sur les parties.

EMERGENCES ET COMPLEXITE

Ces émergences qui agencent des configurations complexes organisées en systèmes ouverts parfois interactifs, on peut les compter au nombre d’une dizaine. Que ce soit l’entéléchie (Aristote, Leibniz), la morphogenèse (D'Arcy Thompson, Turing), la mécanique statistique (Boltzmann), les effets de seuil qualitatif, le potentiel organisateur de la théorie des catastrophes (Thom), le processus d’individuation transductive (Simondon), l’emboîtement des formes (propriétés émergentes qui n'existent pas dans chaque élément séparé), l’organisation autopoïetique d’un système vivant, la boucle rétroactive (Wiener), les phénomènes récursifs (Gödel) d'une construction interactive avec l'environnement, la totalité qui n'est plus une somme d'éléments, mais vient du langage, ou enfin l’auto-organisation des automates cellulaires (Von Neumann, Ulam, Langton, Wolfram) ; ce sont toutes sortes d’émergences susceptibles épistémologiquement d’être rapprochées d’une certaine création artistique au XX° siècle. Dans cette typologie, où ne seront prises en compte que quelques-unes, certaines d’entre elles peuvent se recouper 1. 1. Hylémorphisme, entéléchie : la Forme en tant qu'elle se déploie.

L’hylémorphisme (du grec hulè : matière ; morphè : forme) est un aspect fondamental de la métaphysique d’Aristote. Englobant presque les autres émergences, en tant que principe génératif, c’est l’entéléchie
1 Par exemple l’effet de seuil avec le potentiel organisateur de la théorie des castrophes de Thom, le principe entéléchique avec le processus d’individuation de Simondon.
(entelechia) - du grec entélès, perfection, et ékhein, avoir- ; forme vivante, organisée, ayant la vie en puissance - tout qui actualise la matière en s'actualisant, créant du possible en tant que possible. Pensée en train de se construire, par exemple, formant hypothèses, noms (concepts) et modèles, elle est à rapprocher de l’Erscheinung « forme vivante » dans la Naturphilosophie de Goethe (Goethe, 1985) 2.
Le Nu descendant un escalier N° 2 de Duchamp (1912), qui mêle cubisme, chronophotographie (Muybridge, Marey) et mathématiques (Poincaré), est une sorte de principe entéléchique de formation. En rendant la description de la mécanique d’un mouvement, le Nu donne naissance à une conception où matière et mouvement, se conjuguent pour créer une forme, l'état d'une chose tendant vers « sa perfection ». Composé de facettes, il suggère un ensemble d'éléments, une série de formes, d’assemblages - c'est-à-dire ce en quoi une chose (un être) se divisant. La « mécanique » du mouvement n'est alors que l'aspect extérieur, la représentation et l'expression sensible d’un processus dynamique se déroulant en interne 3. Il s’y ajoute une idée de superpositions d’états, comme une série de projections sur un même corps se déployant vers un autre état. Des lignes courbes en pointillé soulignent à la fois ce déplacement et cette translation. 2. La morphogenèse: la forme en tant qu'elle se déploie et vit.

Cette émergence ouvre le champ du vivant. Elle relève aussi bien des sciences de la complexité que des modèles mathématiques et linguistiques (linguistique génétique) que de la naissance de concepts et des mondes virtuels artistiques où gravitent toutes sortes d’images, d’ « objets », simulant entités et processus abstraits. La morphogenèse est aussi un des phénomènes du développement embryonnaire. Elle est le processus biologique par lequel un être vivant modèle sa forme, acquiert ses caractéristiques par des mouvements cellulaires, des multiplications cellulaires différentielles et complexes. Les premiers à avoir travaillé dans ce domaine sont Goethe (Goethe, 1985), D’Arcy Thompson (D’Arcy Thompson, 1917) et Turing (Turing, 1952). D’autres ont suivi parmi lesquels Waddington (paysages épigéntiques), Sheldrake (causalité des formes et résonance morphique), et Thom (Thom, 1972). D’Arcy Thompson, pour qui la biologie est une sorte de mécanique, pense en une idée de formation bio-physique d’une géométrie du vivant, que la nature s’accroît et se déforme sur la base d'un modèle précis, résultant de principes physiques d'auto-organisation. S’appuyant sur le plan d'organisation des espèces de Buffon, et sur Geoffroy Saint Hilaire et Goethe, pour lui l’organisation vivante est « élan vers la forme propre ». Les formes vivantes répondent à des contraintes spatiales, des règles de stabilité et des équilibres physico-mathématiques. Turing, travaillant sur l’Hydra 4, veut rendre compte des figures et des formes. Les formes-structures « macroscopiques » émergent d'interactions « microscopiques » de nature physico-chimique. Notions qui peuvent également s’appliquer à l’électronique et au neuronal 5.

Les artistes Sommerer et Mignonneau, s’inspirant de D’Arcy Thompson, utilisent des « interfaces naturelles » qui développent des imageries virtuelles par algorithme génétique (L-System) pour explorer la morphogenèse de créatures artificielles à base biologique, évolutives et autonomes au sein de programmes d’environnement d’Intelligence Artificielle. (Interactive Plant Growing, 1992-97) simule la « méthode des transformations » des plantes (croissance et cycles de vie) 6. Lintermann, autre artiste, crée Morphogenesis (1996-97), installation interactive, associée au Web, développant avec algorithme génétique (procédé de crossing-over), une forme organique en 3D et en temps réel 7.
2 Il faudrait aussi prendre en compte « l’entéléchie première » de Leibniz (1691), la Dynamique, correspondant à une forme substantielle qui fait du vivant une chose en soi. 3 Qui sera au mieux dé-montré dans La Mariée mis à un par ces célibataires mêmes (1913-25) 4 « L’Hydra ressemble à une anémone de mer, mais vit en eau douce et possède cinq à dix tentacules. Si l’on coupe une partie de l’Hydra, cette partie se réorganise pour former un nouvel organisme complet. » Turing, A. M. (1952), "The Chemical Basis of Morphogenesis. 5 Le premier, Turing comprend le lien existant entre morphogenèse biologique et structures cognitives. 6 5 plantes réelles dotées de capteurs sensoriels (pression, proximité, chaleur) produisent par intervention du spectateur la croissance et l’évolution de plantes virtuelles. 7 Morphogenesis est défini par un génome, série de composants qui constituent l’ensemble du gène, construisant sa structure comportementale.

3. L’emboîtement des formes décidant de propriétés émergentes qui n'existent pas dans chaque élément séparé.
Déjà, à l'époque de Leibniz, la « biologie » est vue comme « emboîtement de germes à l'infini » 8. Leibniz lui-même décrit dans La Monadologie un « monde de créatures, de vivants, d'animaux, d'Entéléchies, d'Ames dans la moindre portion de matière » (Leibniz, 1881, § 66). D'Arcy Thompson conçoit, lui, le développement d’une forme comme événement dans l’espace-temps et non seulement configuration dans l’espace : « mécanisme et téléologie sont aussi étroitement imbriqués que la chaîne et la trame d’un tissu » (D'Arcy Thompson, 1917). Il affirme que cet événement est régi par un petit nombre de lois mathématico-géométriques et mécaniques commandant les formes. Un organisme doit être représenté comme une fonction, au sens mathématique, des parties qui le composent, fonction reliée à l'organisation spatiale et temporelle des parties, avec la manière précise dont elles interagissent. Son oeuvre a guidé les recherches sur les algorithmes génétiques (Holland, Dawkins, Lindenmayer, inventeur des L-Systems), simulant des systèmes vivants en utilisant la méthode de sélection naturelle néo-darwinienne pour concevoir des systèmes artificiels possédant des propriétés simulaires aux systèmes naturels, capables de s’adapter aux perturbations d’un environnement 9.
On retrouve la notion d’emboîtement dans les tableaux/collages d’objets réels trouvés dans la rue sur fond pictural de Schwitters (MERZbilder, années 10-20) ; repris plus tard par le Junk Art (art de récupération) des artistes américains des années 50 (combine painting de Rauschenberg). L’oeuvre faite de données interchangeables, quels que soient les éléments « assemblés » (ou rapprochés), finit par constituer un énoncé, générer des relations 10. Schwitters bâtit aussi une architecture complexe (MERZbauen années 30-40), une vaste structure « organique », via des distributions d’objets et d’espaces imbriqués, en bois blanc et en plâtre, qui se déplie à l’infini dans un espace continu selon hasard et circonstances et qui tient toute la hauteur d’une, puis de plusieurs pièces, enfin de sa maison. Quant aux algorithmes génétiques, outre le couple Sommerer-Migonneau, l’artiste-ingénieur Sims - parmi les premiers à générer des images de synthèse par des L-Systems via de puissants ordinateurs massivement parallèles (Connection Machine)-, crée des Virtual Creatures, robots virtuels aptes à simuler de la vie. 4. La boucle rétroactive, les phénomènes réflexifs ou récursifs d'une construction interactive avec l'environnement.

La causalité n'est plus seulement intérieure au système, il n'y a donc plus vraiment émergence à partir de ses « organes », mais à partir de l'extérieur, à partir des effets. Il y a intervention de finalité dans la chaîne des causes avec une intersection (interaction) des contraintes internes avec les contraintes du milieu en une espèce de conflit permanent, de perpétuel ajustement avec la réalité. La rétroaction ou feed-back, à l’origine biochimique (Cannon), étendue par Wiener à la cybernétique, est une forme de cette causalité se réglant sur les effets et où les effets deviennent causes. À cela il faut ajouter l’indécidabilité, l'incomplétude, ou cercle vicieux autoréférentiel (Gödel, 1962), qui a instauré en 1931 les mathématiques complexes en démontrant qu’on ne peut décomposer cartésiennement les phénomènes (top-bottom) et créé ainsi la notion de récursivité, cruciale pour les processus auto-organisateurs ou vivants 11.
C’est particulièrement sur ces deux bases récursivité et rétroaction que s’est construit un art nouveau qu’on nomme art contemporain. Avec L’Imaginary Landscape Number Four (Le paysage imaginaire n° 4, 1951), dispositif électroacoustique et morceau polyradiophonique où 24 exécutants manipulent 24 boutons de 12 postes de radio transistor en un choix aléatoire des stations et du volume et où se
8 Par cette théorie, on suppose un germe situé dans l'autre à travers la suite des générations. 9 En informatique, un gène sera remplacé par un bit (0 ou 1). La programmation génétique consistant à faire évoluer le code d’un logiciel afin qu’il remplisse au mieux certaines taches. 10 Deux images divergentes peuvent ainsi rentrer dans une relation réciproque. Ces rapprochements/emboîtements engendrent une nouvelle signification au-delà de ce que chaque élément individuel représente en lui-même. Et si un élément peut entrer en contradiction avec un autre, les éléments ne représenteront plus de contradiction dès qu’ils seront assemblés. 11 Un processus est dit récursif lorsque ce qui en sort (produit) ou est causé revient influencer ce qui en est la cause ou l'engendre.

produisent des interactions entre différents niveaux d’organisation avec rétroactivités et récursivités, le compositeur Cage crée une oeuvre complexe à partir d'éléments à priori simples. Pour l’art vidéo à la fin des années 60 aux USA (Paik, les Vasulka), la rétroaction (feedback), est d’abord, principe de dérégulation des images et du sens, ensuite processus de régulation. Des installations vidéos telles les Self-regulating Dynamic Fields 12 (Campus, Graham, début années 70), où la rétroactivité met en jeu des pôles conceptuels et sensoriels (esprit, corps, espace personnel et social, temps et identité), sont conçus en mécanismes automatiques d’auto-régulation, comparables en cela aux systèmes d’adaptation des organismes biologiques. Sur ces principes sont bâtis aussi des dispositifs interactifs participatifs (Oracle, Rauschenberg, 1962-1965 ; Variations V, Cage, Cunningham, 1965). 5. L’effet de seuil qualitatif. Les effets de seuil qualitatif, ou ruptures de causalité entre les événements, avant et après la « bifurcation », sont des phénomènes d’émergences non-linéaires déterminant un changement où la quantité est transformée en qualité. C’est un phénomène de complexification qui n'émerge qu'au moment où il a atteint un potentiel suffisant. La création de nouveauté est donc possible à cause de cette rupture de l'enchaînement logique existant entre un ensemble d'objets à un certain niveau (Schwarz, 1977). Ce peut être un ordre qui émerge d'un état chaotique (par brisure de symétrie dans les systèmes physiques d'auto-reproduction « triviale » comme la cristallisation) ou bien un état chaotique émergeant d'un état stable ou relativement stables tels les « attracteurs étranges » (phénomènes de régulation sous l’anarchie apparente du chaos-hasard). Les systèmes complexes organisés émergent ainsi au « bord du Chaos » - c’est-à-dire entre l'ordre et le désordre-, et présentent une tendance spontanée à l'organisation. Là aussi, ils présentent des comportements généraux en grande partie indépendants des propriétés des constituants individuels.
Dans Uzume (2000-2002), CAVE de l’architecte-artiste multimédia Petra Gemeinböck, un champ d’énergie avec lignes sinueuses de lumière (blanches ou légèrement colorées) est projeté sur six murs (quatre murs-image, plus sol et plafond) d’un fond bleu profond 13. Ces lignes sont des représentations d’attracteurs étranges dont le champ paramétrique génère des ondes, toutes sortes de turbulences, d’oscillations (espace des phases), et qui prennent la forme d'un système dynamique non-linéaire et chaotique avec lignes courbes, boucles, récursions construisant des « objets » dans l'espace. Il se produit alors un saut qualitatif connu sous le nom de « catastrophe » dans la théorie de Thom (Thom, 1983). C’est à dire « la formation systématique des formes, la recherche des transformations, des modulations », à travers un « chaos primitif ». Ou plutôt un continu formé de discontinu. Dans ce circuit fermé de rétroaction entre l'utilisateur - doté de deux capteurs de position sur un wand tenu dans chaque main et un capteur pour la tête posé sur des lunettes stéréoscopiques- et le système, ces lignes semblent devenir de plus en plus autonomes. S’établit alors une relation pure et aléatoire du corps à l’espace donnant la présence du temps et conférant la notion de temps à l’espace. Dans cette indétermination, on entre dans le domaine étroit entre « constance figée » (équilibre) et turbulences chaotiques, stochastiques, ce que l’on nomme « bord du chaos » vers une auto adaptation, auto-organisation du système. Cette configuration ouvrir aux systèmes auto-organisateurs multi-agents et aux modalités énactives auto-organisationnelles, restituant l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit (Maturana, Varela) par les simulations de la vie. 6. L’organisation autopoïetique comme patron d’organisation d’un système vivant.
L’auto-organisation qui est l’institution par un système d'un modèle d'interactions conduisant à une structuration de l'ensemble, est apparue, à la croisée des mathématiques et de l’informatique, avec les recherches de Von Neumann et d’Ulam (années 40) sur les automates cellulaires (modèles numériques

12 Littéralement « champs dynamiques d’auto-régulation ». 13 Chaque geste de l’utilisateur déploie une autre image, tout comme chaque utilisateur voit une « danse » particulière de lignes changeant sans cesse, avec un comportement de tourbillonnement assez « espiègle », couplée à des sons synthétiques.

discrets où l’état d’une cellule évolue en fonction de l’état de ses voisines), avec ceux de Wiener fondant la cybernétique (étude en parallèle de l’organisation, des mécanismes de contrôle dans les systèmes vivants et artificiels), enfin plus tard par les travaux sur l’autopoïèse où il est exprimé que les êtres vivants sont comme des systèmes se (re)produisant sans cesse (Varela, Maturana, & Uribe, 1974). Dans le cas des systèmes vivants, on observe l'émergence d'une totalité sous la forme d'un circuit qui se ferme, d'une membrane, d'une clôture opérationnelle (Varela, 1979), d'une frontière, d'un cycle reproductif qui circonscrit le réseau de transformations, tout en continuant de participer à son auto-production 14. Il s’établit un réseau de composants actifs où chaque changement dans les relations entre les activités conduit à d'autres changements. Aucun élément du circuit ne vaut en lui-même, mais seulement est prise en compte la capacité de se fermer, de faire cercle pour assurer la continuité et la circulation d'un flux ou d’échanges. L´organisation du système est strictement une fonction de l´interaction de ses propres composantes, indépendamment de toute connaissance de l´environnement. Les automates cellulaires d’Ulam ont donné lieu, début des années 70, au Jeu de la Vie (Conway), lequel a inspiré une expérience d'interaction graphique collective en temps réel sur le net (Auber, le Générateur Poïetique?, fin années 80). Des dispositifs et installations d’auto-organisation par collaboration, sortes d’environnements cognitifs ambiants retraçant des procédures enactives sont par ailleurs le fait d’artistes multimédias (Nechvatal, Lavaud, Gortais) qui travaillent à base de systèmes multi-agents (SMA) organisés, interagissant dans un même environnement. Le Jardin des Hasards (Gortais, 1995-1999) est un jardin virtuel (jardin de données) adaptatif dont l'évolution se fait par des données numériques reçues par modem en temps réel sur le net. Composé de plusieurs familles de formes qui naissent, grandissent, meurent et interagissent entre elles, il suit des comportements inspirés de la vie. Parfois sur Internet , parfois en collaboration avec une installation interactive, Sommerer et Mignonneau ont réalisé des procédés liant le développement du langage à celui des plantes par ADN numérique, en une vision assez proche de la Naturphilosophie et réclamant la participation du spectateur (Life Species, 1997 ; Verbarium, 1999, Life Species II, 1999). Conclusion : Topologie de la pensée et de la création.
Cette réflexion rapide sur les émergences dans leurs rapports avec l’art, ouvre peut-être le champ d’une « esthétique expérimentale », comme il y a eu, fin du XIX° siècle, une psychologie expérimentale, elle-même s’étant soucié d’esthétique (Fechner, Helmholtz). Cette esthétique a un nom « processus créatif » et réflexivité-récursivité de la représentation. Duchamp, déjà, a montré la voie en concevant l’art comme espace, selon un code cognitif institué avec La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (le Grand verre, 1915-1923). La création artistique n’a donc rien à voir avec la simple élaboration manuelle d’une oeuvre, mais elle est le travail d’un esprit réflexif (l’adverbe même) qui se produit en même temps qu'il se représente, sous forme d'une machine « probabiliste » (en trois, quatre, voire n dimensions) distribuant (par le fait du hasard) espaces et visuel. Les transformations des « pensées », la signification en train de se faire paraissent plus importantes que toute conception ou signification « structurée ». Cette « littéralité » de la Forme dont la théâtralité tragique grecque reste le modèle, d’Heidegger (Heidegger, 1980, 35) à Benjamin (Benjamin, 1998), il n’est d’autre question. Heidegger dans le surgissement du Gestell (l’ « Arraisonnement » de la technique 15), Benjamin dans la Denkbild (image de pensée) même, se rapportant à un « étant en soi » qui, bien qu’il relève de l’esprit, possède une réalité sensible : la forme, la chose en tant qu’elle se déploie, se construit et finalement vit : telle une machine se régulant elle-même dans cette fonction. Autrement dit une représentation à la fois d'un « cerveau » et d'un système construisant des « boucles récursives » d'apprentissage des problèmes, des solutions proposées et des critiques de celles-

14 Un système autopoïétique est clos de façon opérationnelle et équilibré structurellement sans inputs et outputs apparents. C’est un système qui possède sa propre autonomie. Par autonomie, on doit entendre loi propre. La cellule par exemple se compose d’une membrane, qui la sépare du milieu extérieur, et renferme un ensemble de composants (les nutriments, les organelles, le noyau) engagés dans un réseau de milliers d’interactions continues que les biochimistes regroupent sous l’expression de "métabolisme cellulaire". La membrane participe à ces interactions au même titre que les autres composants et contribue à la production de la cellule tout entière. 15 Dans « essence de la technique », il faut entendre « esprit de la technique ». La notion est plus cognitive que réellement métaphysique.

ci (soit formation d'images, présentation et test face au spectateur). De la notion de représentation, on en vient par réflexivité, à la notion de représentation de la représentation ou, plus exactement, de « construction ». La pensée et, partant, l’esthétique, est à construire tout comme le Réel, selon Bergson qui inspire l’artiste Gemeinböck, est à construire. Trop souvent, nous nous rapportons pour la pensée et l’esthétique à quelque chose de fixe, d’immobile (Bergson, 1969). Que nous l’appelions tableau, oeuvre ou concept, cette chose-entité est sans cesse prise dans un flux. Elle est un specimen dynamicum, comme dit Leibniz : une oeuvre-système.

BIBLIOGRAPHIE

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