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En bref, l'idée de plateforme date du temps où la terre était plate.
On est mal barrés...

La notion de "plateforme" selon Antonio Casill, à partir des textes de Tarleton Gillespie :
Post fb supprimé ?! https://www.facebook.com/antonio.a.casilli/posts/1543447325701317
Ah si, Antonio a transformé ce post un peu brouillon en un billet de blog, et il a eu bien eu raison.
http://www.casilli.fr/2017/10/01/de-quoi-une-plateforme-est-elle-le-nom/

"Est-ce que le mot "plateforme" est adapté pour décrire ce qui se passe dans l’économie numérique des dernières années ?
Le post est un peu long...
Point de départ : les travaux de Tarleton Gillespie, qui s’est penché (avant et mieux que d’autres) sur l’utilisation de la notion de plateforme pour qualifier les services contemporains d’appariement algorithmique d’informations, relations, biens et services.
Sa théorie peut être ainsi résumée : le mot plateforme est avant tout une métaphore qui désigne une structure technique, voire une "architecture" (c’est par ailleurs de ce dernier domaine que l’emprunt linguistique s’est fait). Le choix de ce terme pour désigner une entité technologique relève d’une volonté de concepteurs, innovateurs et investisseurs de se présenter comme des simples intermédiaires, et non pas comme des moteurs d’interaction sociale et de décision stratégique dans le domaine économique. La plateforme n’est qu’une charpente, sur laquelle d’autres (usagers, entreprises, institutions) construisent. (<-- c'est toujours Gillespie qui résume les arguments des proprios des plateformes, hein...)
Dans un texte de 2017 (https://www.hiig.de/en/blog/the-platform-metaphor-revisited/) il met en avant trois raisons pour lesquelles cette notion se prête à des instrumentalisations particulièrement lourdes de conséquences d’un point de vue politique.
1) La prétendue horizontalité des plateformes numériques dissimule des structures hiérarchiques et les liens de subordination qui persistent malgré la rhétorique des "flat organizations" ;
2) L’insistance sur une structure abstraite cache la pluralité d’acteurs et la diversité/conflictualité des intérêts des différentes communautés d’utilisateurs. La responsabilité sociale des plateformes, leur "empreinte" sur les sociétés semble ainsi être effacée ;
3) (point #digitallabor) en se présentant comme des mécanismes *précis* et *autonomes*, les plateformes servent à occulter la quantité de travail nécessaire à leur fonctionnement et à leur entretien.
De manière presque paradoxale, la réquisitoire de Gillespie contre le mot plateforme représente un plaidoyer pour le maintien du terme—pourvu qu’on s’entende sur sa signification et sa généalogie. Publié en 2010, un autre de ses textes (https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1601487) esquissait une étymologie du terme.
Plateforme comme :
1) fondations d’un bâtiment
2) structure sur-élevée d'une fortification militaire
3) podium où un orateur prononce un discours
4) par métonymie, le discours même--ou son agenda politique
5) Gillespie mentionne aussi une autre valence, de nature religieuse et politique, du terme plateforme. Aux Etat-Unis, cette dernière s’est déployée entre 1648, année de rédaction de la "Cambridge Platform" des premiers groupes de colons britanniques, et 1831, où est attestée la première utilisation du mot au sens de programme politique d’un parti étasunien.
AMHA cette deuxième généalogie a davantage de poids : une plateforme est une entité politique, et non pas une simple métaphore--elle illustre les dimensions collectives et la nature consensuelle des négociations qui ont lieu dans son périmètre. Pour saisir cet aspect il faut regarder l’histoire européenne, où s’est opéré ce transfert du mot plateforme du contexte des arts appliqués à celui de l’idéologie religieuse et politique.
Le terme anglais "platform" (si nous laissons pour l'instant de côté ses origines latines) est une importation directe du français du moyen âge ("platte fourme"). Certes, le Online Etymology Dictionary atteste de cette utilisation à partir du XVIe siècle ("1540s, 'plan of action, scheme, design'" [sources non précisées] http://www.etymonline.com/index.php?term=platform). D'autres usages sont attestés. Par ex., dans la trad. anglaise de 1582 du "De Proprietatibus Rerum de Bartholomeus Anglicus" (1240), "platform" est un terme géologique qui indique la Terre en tant que "soutien" des créatures – ou le monde comme modèle idéal de la création ("archetypus" dans l’original latin).
Quelques décennies plus tard, Sir Francis Bacon écrit son "An Advertisement Touching a Holy War" (1622), où il emploie le terme pour indiquer un repère pour développer son "mélange des considérations civiles et religieuses" ("mix’d of Religious and Civil considerations"). Le glissement sémantique vient de commencer. C'est à l’occasion de la Grande Rébellion anglaise de 1642-1660 que "platform" s’impose comme une conception politique et religieuse très particulière et comme un outil concret, dont l’usage n’est pas exclusivement métaphorique.
C'est là que la transition de simple métaphore à notion de théologie religieuse à part entière s’achève. Bien évidemment, il y a la "Cambridge Platform" de 1648 (document des églises congrégationalistes puritaines du New England https://en.wikipedia.org/wiki/Cambridge_Platform cité supra ). Un autre document de ce type est la "Savoy Declaration" (1658) qui propose "a platform of Discipline" : articles de foi et règles de gouvernance des congrégations. Ces règles régissent les questions religieuses et imposent des pratiques ("Models & Platforms of [a given] subject").
Mais le premier usage éminemment politique du terme pour signifier une vision de la société et le rôle des êtres humains vis-à-vis des autorités et d’eux-mêmes, est principalement développé par Gerrard Winstanley, le fondateur du mouvement des Bêcheux (les "Diggers"). Nous sommes en 1652, sous le protectorat d'Oliver Cromwell. Gerrard Winstanley écrit un texte fondateur de son mouvement proto-communiste : l'essai "The Law of Freedom in a Platform" https://www.bilderberg.org/land/lawofree.htm [Bien évidemment "proto-communiste" comme on pouvait l'être en ce siècle : des appels à l’autorité divine et de la spiritualité à fond la caisse... En même temps, c'est là que le terme "platform" s’affranchit de son origine religieuse.]
Le texte de Winstanley pose quelques principes de base d'un programme politique (la platforme proprement dite) adapté à une société d'individus libres :
- mise en commun des ressources productives,
- abolition de la propriété privée,
- abolition du travail salarié.
Le terme désigne désormais un pacte ("covenant") entre une pluralité d’acteurs politiques qui négocient de manière collective l'accès à un ensemble de ressources et de prérogatives communes.
Cette nouvelle signification n’échappe pas à un commentateur contemporain, sir Winston Churchill (pas celui du "sang et des larmes" de 1940, mais celui qui publia en 1660 le "Divi Britannici: Being a Remark Upon the Lives of all the Kings of this Isle" https://books.google.fr/books/about/Divi_Britannici.html…). Il écrit, à propos de Charles II, que les révolutionnaires qui les mirent à mort étaient comme animés par l’intention de "erect a new Model of Polity by Commons only"). Pour ce faire, ils "set up a new Platform, that they call’d The Agreement of The People" (p. 356). La convention entre entités religieuses était désormais devenue un accord entre entités politiques.
Via les écrits Winstanley ou de Churchill, il est possible d’identifier une généalogie alternative à celle proposée par Gillespie—une généalogie plus précisément politique, ainsi qu’un autre usage du terme, qui cesse d’être une simple métaphore pour devenir un levier d’action. Au vu de ceci, la reprise capitaliste (par les plateformes numériques privées) et régalienne (par l'Etat-plateforme) de cette notion au début du XXIe siècle, est moins une imitation métaphorique qu'une récupération et un détournement de ces principes.
Les principes détournés :
1) la mise en commun (la "polity by Commons" de Churchill) se transforme en "partage" sur les plateformes de la soi-disant sharing economy ;
Les principes détournés :
2) l'abolition du travail salarié (la critique de Winstanley de la servitude par le "work in hard drudgery for day wages") se transforme en précarisation de l'emploi et en glorification du "freelance" dans les plateformes d'intermédiation du travail ;
3) l'abolition de la propriété privée (le communisme agraire des diggers) se transforme en "ouverture" de certaines ressources productives (telles les données) dans les programmes de l'Etat-plateforme.
Bref, l'expression plateforme n'est pas une simple métaphore, mais une dégradation/évolution d’un concept du XVIIe siècle. En tant que telle, elle reste porteuse d’implications et prescriptions politiques implicites qu’il serait nuisible d'égarer—si on abandonait la notion."


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