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Pour un programme de recherche sur l’argent complexe
par JeanPierreCahier (1), 1999.

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Résumé.

Les échanges, les mondes de justification, les grandeurs et les valeurs relèvent de
multiples vues et dimensions. Comment la monnaie pourrait-elle refléter ou exprimer cette
complexité ? Il existe des points communs avec les réponses qu’apporte le logiciel pour
représenter l’information complexe. La monnaie apparaît comme un langage. C’est un objet
dont la structure est susceptible de ruptures et qui intéresse toutes les sciences humaines.
L’institution qui la régit est un système de connaissances et de compétences associant
notamment des individus, des groupes humains, des systèmes de notation, de transmission
des connaissances et d’échange. Aujourd’hui pour l’essentiel en dehors de l’objet «argent»,
cette institution pourrait prendre place partiellement à l’intérieur de cet objet, grâce à
l’encapsulation permise par les techniques numériques.
Car la technologie n’est pas de reste: en quête d’une «technologie intellectuelle» de
rechange pour l’économie, le cybermonde pourrait véhiculer un «hyperargent» avec de
multiples noeuds et dimensions. Concrètement, sur le plan informatique, un «montant
complexe» pourrait être représenté par un type d’objet à définir, comportant une certaine
intelligence et une certaine autonomie, et réalisable avec les technologies actuelles.

Avertissement:

Le statut de ce texte est celui d’un chantier, inachevé sur la forme et sur le fond, auquel son
auteur, fort occupé par d’autres tâches, ne peut consacrer beaucoup de temps. Il ne s’agit pas de la
concrétisation d’un programme de recherche sur «l’argent complexe», mais d’un appel (qui se voudrait
convaincant) pour que soit engagé sur le sujet un vrai plan de travail, la nuance est importante... De plus, le
sujet convoque trop de disciplines pour que l’auteur puisse espérer les maîtriser toutes, ni même peut-être une
seule d’entre elles ! Indulgence est donc demandée au lecteur, en particulier aux spécialistes, pour la
présentation peu formelle et les inévitables maladresses, naïvetés, contradictions et erreurs. Toute réaction,
critique, aide ou information complémentaire est évidemment la bienvenue (Jean-Pierre.Cahier@wanadoo.fr).
Le texte est construit en spirale, suivant en gros l’ordre chronologique de sa construction progressive depuis
1994.

Sommaire

Résumé
Avertissement
Introduction.

1) Constats.
2) La «pesée unique».
3) Besoins, urgences.
4) En quête de nouveaux repères.
5) Remue-méninges.
6) Rester réaliste ?
7) Hypothèse de l’argent 2D.
8) Quelles leçons des SEL ?
9) Quelles régulations?
10) Une «technologie intellectuelle» ?
11) Projection.
12) Argent = langage ?
13) Simuler dès aujourd’hui des cas.
14) Déporter l’institution dans l’objet.
15) La piste des «objets» informatiques.
16) Pour finir, un exemple.

Annexes, bibliographie, liens

Introduction.

Pour compter la monnaie, il suffit de savoir se servir du calcul avec des nombres - décimaux, relatifs, réels... - qui ont jusqu’ici toujours comporté une seule dimension mathématique. Cette solution à une dimension (1D) est une technique très efficace, qui a réussi à nous accompagner depuis longtemps. Elle sert de dénominateur commun à toutes sortes de transactions entre les humains, jouant son rôle dans des réalités économiques et humaines très compliquées.

L’argent 1D joue ces rôles complexes car il est une technique simple, acquise facilement dès l'enfance, avec des procédures de base comprises par tout le monde. Le 1D de la monnaie s'est imposé et s'imposera tant qu'il fournira le meilleur support à l’expression des valeurs marchandes, aux régulations et aux échanges. Seulement, des voix s'élèvent aussi pour dire que le système actuel fonctionne mal ou approche de sa limite d'usure, sans qu'on sache trop comment le remplacer. Le concept de base de la monnaie porte peut-être sa part de responsabilité. Trop simpliste, notre façon de compter la monnaie et de chiffrer la valeur sur un seul axe s'accorde mal avec la diversité des échelles de valeur, avec notre monde complexe et ses nouvelles urgences.
Un jour, l'écriture prévalut sur la parole pour la transmission des connaissances, et de nos jours ce sont l’image, l’ordinateur et la Toile qui sont en train de révolutionner à nouveau les outils d’intelligence collective. La monnaie échappe-t’elle à cette mobilité ? Ses bases conceptuelles et mathématiques sont-elles immuables? Ne sont elles pas déjà, d’une certaine façon, en train de changer ? De nouvelles façons de traiter les échanges surgiront elles ? Ne peut-on faire appel aux technologies de l’image, de la couleur, de l’intelligence artificielle, des cartes à puces et des assistants portables... pour supporter des langages d’expression de la
valeur plus élaborés que les chiffres ?

D’où l’idée d’un chantier de réflexion, interdisciplinaire et ouvert, autour du fil conducteur de la «monnaie complexe». L'idée, encore très marginale, est au carrefour des très nombreux champs concernés: scientifiques, philosophiques, politiques, mais aussi littérature, poésie, théâtre, jeux de société...

1) Constats. Pour entrer progressivement dans le sujet, quelques considérations qui semblent enfoncer des portes ouvertes, tant elles sont banales:

a) Divers points de vue sont acceptables simultanément sur la valeur d’un produit, d’un travail, d’une activité. Chacun peut en trouver de multiples exemples autour de lui et beaucoup de projets en cours mettent en jeu cette pluralité [(13), (14), (19), (20), (27), (28)...]. Ainsi la valeur d’une entreprise peut s’apprécier autant par son résultat que par sa contribution à la préservation de l’environnement ou sa création de lien social; le «bilan sociétal» est par exemple expérimenté par quelques entreprises, etc.

b) Il existe une pluralité de mondes de justifications, laissant coexister des «économies de la grandeurs» différentes (2), (3), (18). Dans le langage quotidien, on parle aussi très souvent de «systèmes de valeurs». Les uns sont généraux, d’autres locaux. Les uns prétendent à l’universalité ou à l’objectivité (notamment celles qui découleraient «des lois du marché»). D’autres sont plus subjectifs, le plus souvent intersubjectifs, dès lors qu’une société ou un groupe est grosso modo en accord sur ce qui à un moment donné fonde la valeur.

c) Certains de ces systèmes dialoguent entre eux, d’autres se présentent comme «irréductibles» les uns aux autres. Souvenons nous par exemple que l’Eglise propose de «rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu» (tout en ayant été très contradictoire dans sa pratique sur ce point...)

2) La «pesée unique». En face de cette diversité, une technique extraordinairement «performante» : l’argent. Il ramène tant bien que mal toute cette diversité à un mode
mono-dimensionnel de «pesée unique». La monnaie apparaît ainsi comme un langage, simple et naturel, (auquel on se réfère d’ailleurs quelle que soit la quantité que l’on en ait en poche). La rançon de cette simplicité «performante» est que l’argent mono-dimensionnel (1D) est un langage pauvre. C’est une sorte «plus grand commun dénominateur» qui peine à exprimer une réalité humaine plus riche. Pour prendre une comparaison géométrique, un monde hétérogène d’échanges humains se trouve «rabattu» ou «projeté» (selon des règles et des pratiques pour le coup fort complexes) sur un seul axe.

3) Besoins, urgences. Cette pauvreté de l’argent-langage à une dimension est particulièrement perceptible de nos jours, quand la pression est si forte pour tout «ramener à l’économique». Pourtant à l’évidence, certaines dimensions de la vie sont mal prises en compte, voir hors champ de la valorisation et de l’échange commode que permet la monnaie (23). On peut s’en réjouir: la marchandise nous envahit, mais tout n’est pas marchandise - et puis le bon vieil arrangement entre systèmes de valeurs différents reste toujours, comme le troc, praticable localement.

Mais la monnaie 1D a des limites plus lourdes de conséquences. Ces limites entravent ou compliquent la résolution à grande échelle de certains problèmes économiques ou sociaux qui deviennent plus pressants avec la mondialisation. Du chômage à la bulle financière, de l’automatisation à la migration vers une économie basée sur les services et l’immatériel, la multitude des solutions échafaudées pour répondre, localement ou globalement, aux nombreux problèmes, s’inscrit toujours dans le cadre de l’argent 1D. Ce dernier absorbe de plus en plus laborieusement l’innovation, qu’il s’agisse de fiscalité, d’économie sociale, de développement
des pays pauvres, de recherche de nouveaux marchés... [Et puis (x² = -1), certains modèles économiques qui ne tournent pas avec des nombres réels, pourraient peut être mieux fonctionner.. en changeant le format de la variable.]

4) En quête de nouveaux repères. Ce n’est pas nouveau: sur le plan symbolique, depuis l’abandon du référent-métal, l’argent voit continuer de s’effriter les repères qui contribuent à construire en permanence sa superbe «objectivité». On a besoin de cette dernière, même en sachant ce que cette objectivité a toujours eu de construit: en fait, l’argent n’a cessé, comme au temps des lettres de change , de se fonder sur des rapports de pouvoir, de confiance... De ce point de vue aussi, le Sujet de la monnaie est convié à descendre de son piédestal et à reconnaître sa nature de «sujet complexe». De nombreux travaux récents [(4), (6), (7)...]
montrent que la réflexion multidisciplinaire sur l’argent et la monnaie est plus que jamais à l’ordre du jour. L’avènement des économies de l’immatériel et du commerce électronique [(29), (31), (32)...] met en question le rôle classique des banques et risque d’accélérer la déstabilisation de la référence 1D. [Celle-ci n’est pas sans dangers, et, au moins pour prévenir toute situation imprévue, il serait indiqué de lancer rapidement des actions de recherche et développement, par exemple dans le cadre du programme IST (Information Society Technologies) de l’Union Européenne, qui prend forme courant 1999.]

5) Remue-méninges. Pourquoi n’imaginerions nous pas, pour refléter la complexité de la valeur, de pratiquer une monnaie complexe? Quarante siècles de mathématiques ne recèlent-ils pas d’autres possibilités que le bon vieil axe des nombres réels? Dans une première approche, exprimer la complexité de la valeur conduit à déconstruire la monnaie pour la penser sous la forme du réseau. Cet «hyperargent» serait caractérisé par un grand nombre (voire une infinité) de dimensions potentielles de valeur, plus ou moins interconnectées et réductibles les unes aux autres, et évoluant avec le temps. L’axe 1D cède la place à un hyperespace. A la limite, autant de critères de valeur, autant de nœuds dans le réseau, autant de «serveurs» «banques centrales» échangeant ou s’ignorant...

6) Rester réaliste ? Dans une telle vision, la désorientation, voire le relativisme et le chaos guettent. Mais il ne faut pas pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain. Même si cette expérience de pensée de «l’hyperargent» est utopique et difficile, c’est probablement en affrontant l’expérience de cette liberté et de ce chaos que la question de la nature de la monnaie se clarifiera. Il faut donc résister à la tentation de vite reconstruire ce qui est déconstruit, de ré-agréger ce qui est désagrégé, de recentraliser, de remettre trop vite «de l’institution» partout. Ne peut-on faire appel aux technologies modernes du traitement de l’information (de l’image interactive, de la couleur, de l’intelligence artificielle, des technologies objet et des PDA - portable digital assistant) et jouer la carte de l’individu, pour que «l’institution» qui aide à cadrer les transactions de valeur aille se glisser dans la poche ou au plus près des personnes se livrant à ces transactions, dans des «petites boîtes» au maniement simple, comportant à la fois le «porte-monnaie» et les méthodes associées à ces «objets-monnaie» d’un nouveau type?

7) Hypothèse de l’argent 2D. Examinons au passage une synthèse possible: celle qui consisterait à ajouter un seul degré de liberté à la solution courante actuelle. Une somme d’argent complexe serait alors exprimé par un vecteur à deux dimensions, avec deux parties, une partie «réelle» et une partie «imaginaire, comme dans les «nombres complexes» enseignés au collège. La partie réelle pourrait continuer à exprimer l’argent (et le marché) que l’on connaît, et la partie imaginaire pourrait être utilisée pour apporter l’innovation. Ensuite, les technologies actuelles (informatique, monétique, réseau...) ne devraient pas avoir trop de mal à implanter ces innovations d’un point de vue technique, y compris à grande échelle, avec des procédures (comment échanger, comment comptabiliser) et des interfaces homme-machine compréhensibles par tout-un-chacun.

8) Quelles leçons des SEL ? L’objectif des présentes recherches est plutôt théorique, pour croiser diverses disciplines (mathématiques, philosophie, pédagogie, économie, sociologie, informatique...), inventorier ce qu’elle auraient dans leur cartons, voir ce qui serait possible à leurs points de rencontres. Mais il faut aussi étudier les expériences pratiques, qui se sont développées à diverses reprises à travers l’histoire, et particulièrement aujourd’hui autour des monnaies alternatives ou SEL (Systèmes d’échanges locaux), placées surtout sous le signe du troc dans des micro-sociétés (souvent quelques centaines de personnes). Ces monnaies témoignent d’une imagination sociale ou d’un réflexe de défense (plus que d’un projet global ou d’une idéologie) face à l’urgence de situations d’exclusion de plus en plus dures [(5), (11), (21), (25)...].

Même s’il expérimente parfois certaines schémas originaux, comme la monnaie érodable (pour simplifier, perdant de sa valeur quand on ne l’utilise pas), pour le moment, le mouvement social garde dans l’ensemble les mêmes référence conceptuelles que la monnaie 1D classique. Un intérêt d’une monnaie complexe ou d’une monnaie plurielle (21) est de viser l’universalité, ou en tous cas de dépasser l’échelon très local des expériences actuelles, pour dynamiser de façon encore plus poussée des personnes, des activités et des formes d’échanges aujourd’hui exclues.

9) Quelles régulations? Peut-être un tour d’horizon des disciplines concernées fera apparaître que, théoriquement, rien ne s’oppose à ce qu’un «argent complexe» fonctionne un jour. Il faudra alors trouver, tester et comparer des systèmes praticables, et penser leur transition/ coexistence avec le système actuel. La transition actuelle vers l’Euro, pourtant conceptuellement assez simple, pose dans la pratique bien des problèmes: par exemple pour déployer la monnaie physique, migrer les systèmes de comptabilité, etc. Dans l’hypothèse où la complexité serait exprimée par 2 ou n dimensions «géométriques», il est probable que ces dimensions ne puissent être complètement «orthogonales «et «étanches», qu’il y ait une attraction la dimension la mieux établie, des «taux de change» marginaux entre
dimensions. La recherche dans ce domaine doit aussi complètement anticiper le fait qu’il n’est pas possible de concevoir à l’avance un système parfait, une sorte de machinerie susceptible d’automatisation aveugle (évitons l’hyperrationalisme et autres «illusions informaticiennes»). Sensible au contexte, la négociation inter-valeurs va aussi demander à s’exprimer par de l’argumentation aux niveaux inter-individuel, social et institutionnel: la nouvelle monnaie aura besoin d’espace de parole et de régulations.

Ce n’est pas le moindre paradoxe, dans cette démarche, que de chercher à concilier la recherche de nouveaux cadres et formes à vocation instituante (une nouvelle mécanique encapsulée éventuellement via des technologies), avec une richesse de pratiques humaines par essence non-prédéterminables. Mais l’argent 1D actuel ne s’accompagne-t’il pas aussi de ce paradoxe ?

10) Une «technologie intellectuelle»? Mon hypothèse, sous-jacente à toute cette construction, est que le 1D de la monnaie est une technologie intellectuelle. Il peut être concurrencé ou supplanté si émerge, à la fois en nous et hors de nous, une technologie intellectuelle mieux adaptée aux besoins de l’époque.

Nous connaissons des cas où une technologie intellectuelle, constituante forte d’un type de civilisation, a été mise en question et a cédé la place. Jack Goody, dans son ouvrage «la Raison graphique» (10) a développé cette notion de «technologie intellectuelle» et analysé suivant cette grille le passage des sociétés de l’oral à celles de l’écrit. Il évoque celui, en question aujourd’hui, de l’écrit vers les nouvelles formes de transmission du savoir. Pierre Lévy (9), qui a contribué à diffuser cette approche en France, a d’ailleurs croisé (en se contentant de l’effleurer) la question de nouvelles formes (hypertextuelles) pour la monnaie «d’échange des savoirs» (voir son ouvrage «les arbres de la connaissance»). L’économie de la connaissance, abordée par certains courants des sciences de la cognition et de la complexité, pourrait être un terrain intéressant pour tester et développer l’idée de monnaie complexe.

11) Projection. Il faut souhaiter que s’engage un grand chantier de recherches interdisciplinaire, d’expérimentation et de débat, sur ces hypothèses. Et qu’il en résulte un système cohérent, plus simple et plus efficace que le système actuel. On retrouverait des notions de salaire complexe, de fiscalité complexe, d’analyse de valeur complexe, de PNB complexe... (même s’il n’y aurait pas transposition pure et simple de ces notions). Si par exemple le diagnostic principal du malaise d’une société porte sur la nécessité de renforcer le lien social, de préserver l’environnement, de dynamiser les activité exclues du marché actuel, les montant complexes expliciteraient, dans les «parties imaginaires» ces préoccupations régulées aujourd’hui implicitement (souvent confusément et mal) par la monnaie 1D. On pourrait être explicitement riche sur un axe, et pauvre sur un autre. Un produit pourrait être coûteux sur axe, bon marché sur un autre, etc.

12) Argent = langage ? On a parlé plus haut des «nombres complexes», mais il y a sûrement mieux à trouver. Une piste serait de rechercher un langage, ne reposant pas forcément (que) sur les chiffres, avec des lois de combinaison, qui ne réduisent pas à la sommation, aux taux, etc., mais permettant d’exprimer - par exemple lors d’une transaction - un bouquet de dimensions de la valeur. De même, on peut se poser le problème de modéliser ou de cartographier des «espaces» de connaissances ou de volontés mis en jeu collectivement dans la prise de décision (22). Le langage doit permettre d’exprimer des transactions B-B (business to business), B-C (commerce électronique, business / customer) mais aussi C-C, domaine beaucoup moins exploré aujourd’hui parce qu’intéressant moins les grandes sociétés.

De ce formalisme «riche» pourraient découler, éventuellement par filtrage ou génération automatique (puce monétique, assistant portable), les chiffres nécessaires à la comptabilité sur chaque dimension. Dans cette approche, la monnaie complexe apparaît d’une autre nature que ses dérivés chiffrés.

La notion d’expression est très importante, car il y a continuité entre le langage recherché et lelangage humain utilisé pour l’argumentation dans la confrontation dynamique et l’ajustement de valeur («marchandage» avec plusieurs dimensions de valeur). A la recherche de ce langage pour exprimer une valeur complexe, on pourrait s’appuyer sur les récentes possibilités des interfaces sur ordinateur (interfaces graphiques, visiotransmission, cartographie de connaissances) et sur les recherches avancées en sciences cognitives (notamment les approches cognitives de l’argumentation). Le dialogue entre «mondes» de valeur pourrait aussi dans
certains cas être encapsulé sous forme de systèmes experts et «d’objets» informatiques (voir parties 14) à 16)], utiliser des techniques d’agents intelligents et de distribution sur les réseaux.

13) Simuler dès aujourd’hui des cas. La simulation pourrait permettre d’explorer diverses voies. Ainsi les mécanismes de création de monnaie, qui risquent d’être très différents des mécanismes actuels (plus décentralisés?) . Les montants complexes pourraient comprendre des valeurs à la fois négatives ou positives suivant l’axe considéré.

Par exemple, imaginons que le prix de vente d’une voiture, ou la fiscalisation d’un carburant, soient artificiellement abaissés pour tenir compte d’un souci écologique (par exemple pour encourager la diffusion d’un dispositif anti-pollution). Dans une monnaie 2D, l’acheteur paierait le prix réel sur la première dimension, et paierait une somme négative (recevrait de l’argent) sur la deuxième dimension.

Disposer d’un petit appareil monétique simple (voir télécarte, porte-monnaie électronique, carte multipoint, cartes co-brandées, téléphone portable, organiseur...) présenterait l’avantage non seulement de diffuser rapidement l’innovation, mais aussi de permettre à tous de d’assimiler la nouvelle «technologie intellectuelle». Les technologies d’interface s’appuyant sur l’imagerie interactive et les assistants portables (50) doivent en particulier être explorées. On peut aussi imaginer dès maintenant des jeux, informatiques ou non, pour tester certaines de ces idées et populariser les plus intéressantes

14) Déporter l’institution dans l’objet. Jusqu’ici, le 1D de la monnaie a réussi l’exploit pluri-millénaire d’accompagner des réalités économique ou sociales très compliquées, en représentant en même temps un langage simple, avec des procédures de base, sinon «intuitives», du moins facilement enseignables et comprises par tout le monde. Les codes et les institutions réglementant les échanges étaient, et sont encore aujourd’hui, en dehors de l’objet-argent. On les trouve par exemple dans la tête des experts et des utilisateurs, et aussi dans des livres, les règles des banques, les débats des tribunaux... La complexité de l’institution se situe pour l’essentiel en dehors de l’objet argent, dans un système de connaissances et de compétences associant des individus, des groupes humains, des systèmes de notation, de transmission des connaissances. On retrouve ici la notion de «technologies intellectuelles» évoquées plus haut.

Or parmi les techniques candidates pour supporter une éventuelle mutation des «technologies intellectuelles» pour appréhender un «argent complexe», une série de solutions - les techniques informatiques dites «d’objets» - présentent une particularité intéressante : en les utilisant, une partie de la complexité de l’institution passerait dans les objets «argent complexe». Dès lors ces objets participeraient beaucoup plus activement et «intelligemment» à la reproduction de l’institution, allant même jusqu’à en constituer l’ossature. L’institution continuant quant à elle à se définir comme système de connaissances et de compétences associant des individus, des groupes humains, des systèmes de notation, de transmission des connaissances et d’échange. Simplement la «technologie intellectuelle» a changé. L’institution bancaire est en quelque sorte déportée dans l’objet. L’utilisateur est déchargé d’une grande partie de cette complexité.

15) La piste des «objets» informatiques. Plus concrètement, dans une hypothèse qu’il pourrait être fructueux d’explorer plus avant, un «montant complexe» pourra être considéré sur le plan informatique, comme un type d’objet particulier, qui peut être encapsulé par les «technologies objet» actuellement largement diffusées.

Pour comprendre ce qui se joue dans une transaction ou dans une comptabilité à base d’argent complexe utilisant cette technologie, il faut faire appel à la notion de système objet. Un système objet [voir par exemple (15), (16), (17)...] se définit fondamentalement comme un ensemble d’objets, partageant certains aspects de comportement «intelligent», hérités d’un concept général (classe), ici par exemple celui de «montant intelligent». Utilisant des propriétés telles que l’héritage ou le polymorphisme, les objets sont capables de comprendre des messages et d’y répondre, d’envoyer des messages et d’intégrer des réponses. Chaque objet peut évoluer indépendamment des autres à partir du moment où il continue à jouer son rôle dans le système de messages. Un objet est détenteur de deux types de connaissances, connues de l’objet et de lui seul : les unes sont descriptives et intrinsèques (propriétés), les autres concernent les traitements (méthodes).

Sans entrer davantage dans le détail , retenons que la technologie permet d’encapsuler la complexité à l’intérieur de l’objet, tout en lui permettant d’avoir à l’extérieur un visage et un comportement simple et adapté. Toutes proportions gardées, on peut penser à de petits animaux, très complexes dans leur organisation, mais dont le comportement extérieur (se déplacer, chercher sa nourriture, se reproduire, avoir des rapports avec d’autres objets...) peut, si le concepteur y prend garde, rester facilement et quasi-intuitivement «lisible» de l’extérieur. Les praticiens des objets ont pris l’habitude de les considérer comme des êtres animés d’un vie
propre, de sorte qu’ils les présentent souvent dans une vision anthropomorphique (17) Ainsi, en anglais les objets sont souvent désignés en anglais par she ou he plutôt que par it. On trouvera ci-dessous une fiction d’utilisation de monnaie complexe à base d’objets. Cet exemple voudrait montrer que l’on ne doit pas désespérer d’arriver à des formes «intuitives», condition sine qua non d’un argent complexe.

Si le résultat peut être simple et même ludique, comme on s’en rendra probablement compte si l’on réalise des jeux interactifs s’appuyant sur ces concepts, la conception d’objets aussi complexes pour la société réelle reste bien entendu une opération très délicate. Le plus difficile n’est pas la technique informatique, suffisamment rodée à ce jour, mais l’accord sur les besoins et sur la définition de ce que l’on veut faire (22). En particulier pour d’éventuels «montants intelligents», c’est à l’intérieur de l’objet que vont venir s’inscrire les règles institutionnelles permettant au système de fonctionner, donc un travail colossal d’élaboration de normes entre les acteurs de la société, les banques, les états, les citoyens, les entreprises, les opérateurs de télécommunications, les nouveaux acteurs du commerce électronique, etc. Chaque objet devra encapsuler de façon cohérente une certaine «connaissance», ou même une certaine «conscience» de l’ensemble des règles qui régiront les échanges financiers dans un nouvel univers de «monnaie complexe».

Le problème n’est pas résolu pour autant. Les techniques d’objet ne font que proposer un cadre de résolution possible (ce qui n’est déjà pas si mal)... tout en déplaçant le problème. En effet, pour que les informaticiens puissent agir, il reste à savoir ce que l’on veut faire, et
pourquoi (toutes questions ne dépendant pas des informaticiens). Mais il faut savoir qu’un
cadre technique est disponible, et qu’on ne peut plus aujourd’hui arguer de la difficulté
technique pour différer plus longtemps la réflexion fonctionnelle et un large débat de société
en amont. C’est sur cet ensemble que doit porter le programme de recherche, qu’il semble
nécessaire de mettre en place de façon urgente.

16) Pour finir, un exemple. (Mais attention, il ne faudrait pas polariser la recherche dans cette
seule direction. Pour cette raison l’exemple a été placé en fin du texte)
Cyberbuck en blues pour le rock à Léon
2013. «Au fait P’pa, je suis un peu dans le rose, m’faudrait deux ou trois bleuets» Mon fils
m’appelle avec son portable en sortant du lycée. Dans ses explications un peu embrouillées,
je capte qu’il voudrait rendre maintenant à son ami Léon de l’argent, emprunté l’autre jour
pour acheter quelques trucs sur la Toile, trucs que je préfère imaginer à usage scolaire. Je
réfléchis au montant qu’il me demande, j’avise l’état de ma bourse. Et par principe dans ces
cas-là, je fais traîner un peu la réponse en discutant de choses et d’autres. En parlant du
reste. Il n’y a pas que l’argent dans la vie.

Lui pendant ce temps n’a guère besoin de regarder la forme qui s’affiche sur le minuscule
écran de son portable (qui sert aussi de porte-monnaie électronique, ndlr). Il ne l’a que trop
en tête. Que trop. Comme celui de son père, le porte monnaie filial semble attendre du
renfort d’une quelconque pompe à phynances salvatrice. Le maigre objectile aux volutes
pâlottes qui se déploie sur son écran, tournant mollement sur lui même comme un banc
maigrelet de poissons exotiques mutants dans un aquarium kitsch, exprime toute sa fortune.
C’est le spectacle, fuyant et ratatiné, des jours de déroute. Le porte-monnaie filial n’est
guère mieux rempli que son premier portable d’argent de poche, à 5 ans. Il en était pourtant
si fier alors, quand ils passait des heures à jouer «au commerce électronique» avec sa soeur.
Je ne peux le voir, mais je ne doute pas un instant, connaissant le larron, que sa fortune
s’inscrit en creux, carrément dans le rouge. Il y longtemps que le bougre a épuisé le pécule
de son travail de l’été dernier, une sorte de grosse raie-manta violette et bleue, gagnée dans
un chantier de protection du patrimoine. Elle a du maigrir progressivement, d’abord dans le
violet, puis dans le bleu. Il lui restait sans doute juste de quoi payer ses communications
[plus j’y réfléchis, plus le prélèvement des consommations à la source me semble un bon
système, les portables des ados c’est vraiment un gouffre pour les parents...]
Lui pense que ce qu’il peut espérer dans l’immédiat, à défaut de bonne fraîche verte, c’est du
bleu. Un bon compromis. Certes le bleu n’est pas très optimisé pour s’acheter des chaussures
de luxe ou sortir frimer (le bleu gouverne les échanges de savoirs et le régime spécial de
taxation des prestations de formations, ndlr), mais c’est plus facile de s’en procurer, ça
rassure les parents, et çà s’échange assez bien contre le mauve des consommations
téléphoniques, l’indigo des péages télé et le violet des produits culturels (çà, c’est pour Léon
qui s’impatiente en attendant sa thune dans la queue de son concert.)
Bon, j’acquiesce. La dépense reste tolérable en l’état de mes ressources, même si ça n’est
pas l’arc en ciel dans mon aquarium à monnaie. «Regarde ce que je t’envoie, et dis-moi si ça
te suffit». Il me faut trois secondes pour profiler la somme. Et trois autres pour virer à ma
progéniture, par la voie des airs (une voie aussi sécurisée que les transmissions d’un avion
de l’OTAN), un honnête cyberbuck turquoise, avec une traînée du plus bel effet. De quoi
ré-azurer pour quelques jours un peu le blason de mon héritier (avec quelques stries noires,
je pense qu’il comprendra le message). Ce n’est pas du vert dollar, de toutes façons je
n’aurais pas les moyens tant que j’ai ce job d’amuseur de proximité, payé en bleu et marron
Mais au moins le bleu les dealers n’achètent pas, enfin pas pour le moment. «Merci, P’pa,
bien reçu, j’appelle tout de suite Léon pour le rembourser.»
Eh oui, pauvre Léon, qui attend l’argent pour son concert... Au moins pour le concert rock à
Léon, le défi d’un grand programme de recherche sur «l’argent complexe» ne mériterait-il pas
d’être relevé ?
version du1/4/99 p.8/10

Annexes, bibliographie, liens

(1) J.-P. Cahier (Jean-Pierre.Cahier @ wanadoo.fr), journaliste spécialisé (Le Monde Informatique) et
accessoirement chercheur indépendant, et a présenté une première version de cette réflexion le 7/11/95 (dans le
cadre du «Club de l'Hypermonde», http://193.106.74.2/hypermonde). Plan de cette présentation :
- Problèmes de définition, points commun entre le logiciel et la monnaie
- Complexité des échanges et de la valeur, relation entre les «mondes de justification» et la valeur
- L’exemple du travail: temps objectif et temps subjectif
- Besoins, urgences
- Expériences innovantes actuelles
- De l’hyperargent à l’argent 2D
- Le 1D de la monnaie: une technologie intellectuelle

Parmi les ouvrages consultés:
(2) Luc Boltanski, «L’amour et la justice comme compétences (Editions Metaillé, 1990)
(3) L. Boltanski, L. Thévenot, «De la justification, les économies de la grandeur), Gallimard/NRF Essais, 1991
(4) François Rachline, «Que l’argent soit», Editions Calman-Lévy, 1993)
(5) Ouvrage collectif «L’argent, monnaie de singe, monnaie de sage?», éditions Le souffle d’or (BP3 05300
Barret-Le-Bas), d’après le colloque «L’argent au 3ème millénaire», organisé par Christian Cotten et le Réseau
Européen pour une politique de vie (Paris 1996)
(6) René Sandretto, «Le pouvoir et la monnaie», 3ème édition, éditions Economica
(7) La Monnaie souveraine (ouvrage collectif sous la direction de Michel Aglietta et André Orléan), éditions
Odile Jacob, 1998
(8) Edgar Morin, «Introduction à la pensée complexe», ESF Editeur, 1990
(9) Pierre Lévy, "L'idéographie dynamique" (Editions La Découverte, 1991), «Les technologies de
l’intelligence» (Editions la découverte, 1990), «les arbres de la connaissance»).
(10) Jack Goody, «La logique de l’écriture, aux origine des sociétés humaines» (Armand Colin, 1986), «La
Raison Graphique» (Editions de Minuit, 1986)
(11) «Vers une économie plurielle», Guy Aznar, Alain Caillé, Jean-Louis Laville, Jacques Robin, Roger Sue,
1997. éditions Syros. («Appel pour une économie plurielle», lancé par l’AECEP, 21 Boulevard de Grenelle,
75015, Paris, France. Email : aecep @ globenet.org)
(12) Charles Goldfinger, «L’utile et le futile: Les économies de l’immatériel» et «Travail et hors Travail, vers
une société fluide», Editions Odile Jacob
(13) Roger Sue, «La Richesse des hommes. Vers l’économie quaternaire», éditions Odile Jacob, 1997
(14) Jacques Antoine, «Valeurs de société et stratégies des entreprises» PUF, collection «sociologies», 1996. (J.
Antoine est Professeur honoraire au Cnam et dirige le Cesem-Opinion, Centre d’observation socio-économique
et de prospective)
(15) Philippe Desfray, «Modélisation par objets», Editions Masson, 1996
(16)Thierry Andro, Jean-Marie Chauvet, «Objets métier», Editions Eyrolles, 1998
(17) Pierre Alain Muller, «Modélisation objet avec UML», Editions Eyrolles, 1997
(18) Alain Caillé «Don, intérêt et désintéressement», La Découverte, 1994.
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(19) Jean-Marc Ferry, «L'allocation universelle», Editions du Cerf, Paris, 1995.
(20) Alain Lipietz, «La société en sablier», La Découverte, 1996.
Articles consultés:
(21) Dossier «Demain, des monnaies?», articles de Patrick Viveret (l’enjeu des échanges non monétaires) et
François Plassard (Le système d’échange local), Transversales Sciences/Cultures, novembre-décembre 1995
(http://www.globenet.org/transversales)
(22) Jean-Pierre Cahier, «Emergence des besoins, justifications, voies nouvelles», Actes du colloque Sciences
sociales et intelligence artificielle, Aix-en-Provence, Avril 1992 (Technologies Idéologies Pratiques vol.X
n°2-4)
(23) Entretien avec Dominique Méda, philosophe, auteur de «Qu’est-ce que la Richesse ?» (le Monde, mardi
23 Février 1996, p.13)
(24) «Les mathématiques sociales à la recherche de nouveaux modèles» , par Pierre Le Hir (Le Monde19?
février 1999, p.23)
(25) «Pour un nouveau droit à la banque», point de vue de François-Xavier Bordeaux (le Monde, 18 février
1999 p. 17)
(26) «Pour l’intelligence collective», par Pierre Lévy, Le Monde Diplomatique, octobre 1995 p.25
(27) «La conception pour un coût objectif», Claude Petitdemange, Technologie 78, novembre 1995 p.7 à 12
(28) Portrait de l’économiste Amartya Sen, par D.Dhombres (le Monde10? décembre 1998, p. 15)
(29) Alternatives économiques hors série n°37, dossier «d’un monde à l’autre», ou comment penser l’économie
et la société 30 ans après mai 68. Contributions de Michel Béaud, André Gorz, Zaki Laïdi, André Orléan
(30) Patrick Viveret, Transversales Sciences et culture n°55 Réussite du lancement de l'euro, projet européen et
fonction de la monnaie (http://www.globenet.org/transversales/archives.html)
(31) «La banque dans la tourmente internet/ la fin de banques? / Qui garde l’or du Net ?», dossier par le
Monde Informatique du 2 mai 1997, p.24 à 26
(32) «Dossier Commerce Electronique», le Monde Informatique du 1.11.96 «Hors la loi bancaire, point de
salut» / «Commerce ou troc électronique», etc. Articles de Patrice Aron, Pierre Berger, Charles De Laubier,
Cyril Dhénin (interview de Jean-Yves Gresser, Banque de France).
(33) Harald Weinrich, «Les économies de l’esprit» Le Monde, Mardi 15 décembre 1998, p 15 (Harald
Weinrich est professeur honoraire au Collège de France)
(34)Bertrand de Jouvenel, «L'économie politique de la gratuité», Futuribles n° 231, mai 98
(35)»Misère du présent, richesse du possible», Entretien avec André Gorz Revue Alice, Numéro 1 - Automne
1998 ( Dossier «Autour du PostFordisme?»)
Projets de recherches consultés:
(50) Esprit-IV Project n°31444 «Multimedia Interactive Leading Life-Giving Initiative on Net», from
1995/10/01 to 30/09/1997. Topics: WWW database integration, electronic wallet, interface for electronic
commerce transactions, true mobility and remote connectivity through personnal digital assistants, voice tools.
applications for customer services in the field of tourism. Participants: Omega Generation (IT), Digicash (NL),
Touring Club Italiano (IT)
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