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La démocratisation de l’incertitude

Source: http://www.liberation.fr/livres/0101265757-la-democratisation-de-l-incertitude

Daniel Innerarity? explore les pistes pour remodeler le politique «après la désillusion».

par PIERRE ROSANVALLON

Critique : Daniel Innerarity Le Futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique Traduit de l’espagnol par Serge Champeau et Éric Marquer. Climats, 192 pp., 19 euros.

Deux entreprises croisées se déploient dans cet essai fort stimulant : celle de la refondation d’une morale et d’une politique de l’avenir et celle de l’esquisse d’une «chrono-politique».

«Construire l’espérance politique après la désillusion, la destruction de la naïveté et l’épuisement de la vieille idée de progrès» : c’est l’objectif que se donne Innerarity. Il n’est pas le premier à le formuler, car c’est bien dans ces termes que se pose depuis une trentaine d’années la question de la sortie du désenchantement démocratique contemporain. Il n’est pas le premier non plus à sonner vigoureusement la charge contre un «présentisme» qui rétrécit les existences et détruit insidieusement la vie publique. Il n’est toujours pas le premier à dénoncer le renoncement contemporain qui a substitué «le pessimisme de la gouvernance à l’euphorie de la planification», ou encore à stigmatiser «le triomphe de l’insignifiance dans les sociétés médiatiques contemporaines». Sur tous ces points, son essai n’a que l’avantage d’être écrit d’une plume élégante et aiguisée qui sait dire l’essentiel avec justesse et concision. On pourrait dire que c’est déjà beaucoup sur un sujet où se sont multipliés les ouvrages pâteux ou incantatoires.

Ressorts. L’originalité d’Innerarity est ailleurs. La pointe de sa démarche est de mettre l’accent sur la dimension proprement épistémologique de l’impuissance contemporaine. C’est notre incapacité à traiter et à penser l’avenir dans sa dimension d’incertitude radicale qui est pour lui au cœur du problème. C’est bien en effet, à l’inverse, l’évidence des prévisions et l’assurance de la démarche prospective des trente glorieuses qui fondaient l’ancien volontarisme politique. La vigueur de l’engagement dans l’action était indexée sur l’aptitude à comprendre la réalité et à en saisir adéquatement les ressorts. La connaissance et la capacité à changer le monde étaient des puissances naturellement alliées (le marxisme ayant été une des expressions les plus fortes et les plus positives de ce lien).

Risque. Pour sortir des effets mortifères de l’oscillation contemporaine entre consentement résigné à l’ordre des choses et éruptions de velléitarisme ou d’utopisme, l’auteur du Futur et ses ennemis propose donc une nouvelle appréhension de l’incertitude. Elle doit pour lui devenir elle-même objet de connaissance. «Il ne s’agit plus tant de pronostiquer que de construire des procédés pour gérer l’ignorance», écrit-il. «La bataille ne se gagne pas par un vague appel à un autre monde mais dans la lutte pour décrire la réalité d’une autre manière», dit-il encore. C’est la notion de risque qui est dans cette mesure centrale. Elle permet de donner une forme et un sens à l’incertitude. Elle rend cette dernière calculable et maîtrisable. C’était la démarche adoptée par les premiers théoriciens et l’assurance pour gouverner les indéterminations des existences individuelles. C’est aussi la perspective directement sociologique récemment tracée par Ulrich Beck dans la Société du risque. L’apport majeur d’Innerarity est de transposer sur le terrain propre de la philosophie politique cette approche. Il retrouve du même coup les fortes intuitions d’un Claude Lefort sur les liens de l’idéal démocratique au fait de l’indétermination (ce dernier comprend la démocratie comme «une forme institutionnalisée du traitement communicatif de l’incertitude»). Penser le futur sous les espèces du risque permet de ne plus le redouter sous les espèces du hasard ou de le subir sous les espèces du destin. Débat démocratique et pensée de l’indétermination dessinent de la sorte la nouvelle alliance sur laquelle peut se fonder un retour du politique. C’est à ce prix que la politique peut apprendre «à gérer de manière post-héroïque la déception» en redéfinissant un espace de possibilités ouvertes. Une nouvelle morale de «l’espérance démocratique» en dérive donc naturellement.

«Pas d’avocats». La proposition d’Innerarity se prolonge logiquement par l’appel à la constitution d’une «chronopolitique», conçue comme un gouvernement différentiel des temps. Alors que le passé et le présent pèsent de tout leur poids, jusqu’à l’excès, c’est surtout pour lui le futur qu’il convient de renforcer politiquement. «Il n’a pas d’avocats puissants dans le présent et seules les institutions peuvent prendre sa défense», remarque-t-il justement. Cette chronopolitique est à ses yeux d’autant plus nécessaire que le temps est lui-même devenu une matière constituante du social et du politique. Le pouvoir est ainsi lié à la vitesse, à la capacité de mouvement, tandis que l’exclusion est liée au fait de ne plus être maître du temps de son existence et que les inégalités peuvent être comprises comme des «procédés d’accélération discriminatoire».

Par la clarté de ses analyses et les multiples pistes qu’il ouvre, cet essai contribue à dessiner la voie d’une nouvelle lucidité démocratique.
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