Home :: DerniersChangements :: DerniersCommentaires :: ParametresUtilisateur :: Vous êtes 18.118.149.55
Jean-Pierre Depétris dixit:

"Pour autant que j'aie compris l'essentiel, il me semble que dans cette perspective, qu'on peut bien appeler numérique, chaque point peut en être le centre, bien qu'elle conserve toujours un ordre et une structure. Ce qui signifie ipso facto que cet ordre et cette structure se démultiplient par autant de centres, ou encore, qu'il n'y a pas un ordre et une structure, mais des infinités.

Dire qu'il y a une infinité d'ordres, cela peut signifier qu'il n'y en a aucun. C'est du moins ainsi que la pensée moderne se limite à le comprendre. En réalité, il y en a toujours au moins un. C'est pourquoi on peut les-dire virtuels, ce qui ne s'oppose évidemment pas à réels.

Quand nous regardons un tableau, le point de vue est fixé une fois pour toutes. C'est pourquoi l'espace y est proprement construit. Quand nous regardons un paysage réel, nous pouvons nous déplacer ; le point de vue est toujours différent (sans devenir moins réel), et l'espace ne continue pas moins à s'organiser autour de ce point, dont je pourrais aussi bien dire « c'est moi ».

Nous n'avons pas à construire l'espace, il se construit seul, comme la perspective spatiale.

Ce qui est nouveau, c'est que nous disposons maintenant de programmes qui peuvent reconstruire cette perspective à chaque instant pendant que nous circulons dans un espace virtuel.
Il est intéressant de se demander qu'est-ce que cela change pour un artiste qui crée un paysage en trois dimensions par rapport au peintre qui dessinait l'espace en deux. Cette question est ouverte, il n'y a sans-doute pas de réponse définitive, et la poser est de nature à l'ouvrir davantage.

Il est à noter aussi que la photographie changea la perspective spatiale. En effet, le photographe est moins tenté de reconstruire l'espace pour l'adapter à son point de vue que de le parcourir pour y trouver le meilleur — attitude qui commença bien avant avec les paysagistes.

On pourrait observer aussi que la perspective spatiale de la géométrie a été très tôt dépassée par les coordonnées (Descartes) et les fonctions (Leibniz), et qu'on peut trouver là le point de départ de la perspective numérique, jusqu'à la géométrie in situ de Poincaré et les théories du chaos.

En tout cas, on peut voir clairement ce que dans cette perspective devient ce qu'on appelle l'individu, ou le dividu, la personne, ou encore le bonhomme, disons « moi ».

Je deviens le centre, le centre sinon rien. Peu importe l'IP, le numéro d'INSEE ou quelque identifiant, mais ce qu'il identifie : le centre. Par exemple Olivier Auber et son projet /p/anoptique avec tout ce qui gravite autour : quelque chose d'assez immense, en somme, mais qui ne gravite pas moins aussi autour des autres points qui gravitent autour de lui, et cela réellement. Voilà ce qu'est censé identifier un identifiant : un centre.

C'est mathématiquement complexe, mais intuitivement évident. Il est probable que si l'on se familiarisait avec le bibi de Boby Lapointe, qui aide à manipuler des combinatoires plus complexes, ce serait mathématiquement plus simple.
Il semblerait pourtant au premier abord que ce soit la personne qui se dissolve, qui se diffracte en autant d'identifiants ; la personne, donc le centre, l'ordre, la structure. Loin de s'inquiéter d'une telle dilution qui menace tout ancrage au réel, on y voit le plus souvent un gage de liberté et de confidentialité. Il importe qu'on ne puisse identifier le même bonhomme sous ses différents avatars. Mais quel bonhomme identifierait-on en réalité, sinon un avatar de plus ? Et en quoi seulement, si l'on arrive à trouver le fil qui relie ces avatars entre eux, cela ferait-il un bonhomme réel ?

L'État devient alors le dispensateur ultime de l'identité. Le grand oracle auquel on pense pouvoir adresser la question « qui suis-je réellement ? »
C'est pourquoi il tend à devenir là où la confidentialité s'arrête. Il se fait le garant ultime qu'il y aurait bien quelqu'un derrière le masque, c'est-à-dire donc le symptôme que l'on puisse en douter.

Il est quand même essentiel que nous puissions reconnaître en un autre être humain, non pas une identité, dont nous n'avons rien à faire, même pas un égal, mais plutôt un ego ; c'est-à-dire à peu près, quelqu'un qui puisse lui aussi triompher du doute cartésien pour y trouver prise à quelques certitudes, ou, si l'on veut, quelqu'un qui, par rapport à nous, ait un autre point de vue, et qui puisse, disons, nous tenir informé de ce qu'il voit de là où il se trouve."

- - - - - -

Sublime, ta chute, "je" la trouve

Pour répondre à la première partie de ton texte que je résumerais par: "dire qu'il y a une infinité d'ordres, cela peut signifier qu'il n'y en a aucun", c'est le 'peut signifier" qu'il faut interroger à mon avis. En effet, cela peut signifier tout l'inverse. De la même manière qu'il y a concurrence des centres dans les perspectives spatiale et temporelle, cette concurrence existe aussi en matière de perspective numérique. Si le sacro-saint principe 'the winner takes all" est vrai, l'une devrait l'emporter sur l'autre, par exemple Iphone versus Androïd. Ce qui se joue à mon sens dans cette concurrence est affaire de légitimité, et mon hypothèse est que de cette légitimité, chacun pourra bientôt en juger grâce à un phénomène d'acculturation extrêmement rapide aux canons de la perspective numérique, infiniment plus rapide que celui qui a prévalu à la Renaissance pour la perspective numérique ou lors de la révolution industrielle et de l'avènement de télécommunications pour la perspective temporelle. C'est ce phénomène que j'imagine être la véritable l'essence de la "singularité" annoncée ici ou là. "Singularité" peut aussi vouloir sire scission ; il y aurait ceux qui choisiraient un code, et les autres le code concurrent, et ces deux blocs s'affronteraient peut-être (ou évidemment) comme les Etats de l'Est et de l'Ouest se se affrontés. Mais si l'on pousse cette logique de concurrence des codes dans ses retranchements, cette scission agirait au niveau de l'espèce même, nous faisant revivre en sens inverse la préhistoire néanderthal-sapiens. Là, la notion d'Etat n'aurait plus de mise.

Toute la question de notre temps est de faire mentir Houellebecq, à suivre...



-- OlivierAuber



Évidemment qu'une infinité d'ordres ne veut pas dire aucun. C'est comme si, sous prétexte qu'en un même lieu on ne peut reprendre la même photo, on niait les règles de la perspective.

Je suis perplexe envers la notion d'acculturation. Elle sent trop son anglicisme. En français on n'entend pas le suffixe « ad », mais un « a » privatif. Le terme sonne comme « aculturation » (unculturation). Cette contradiction entre l'écrit et l'oral ne serait rien si elle ne se retrouvait dans la théorie aussi, en passant des immigrés du Nouveau Monde à ceux de l'ancien. En effet, les sociologues des États-Unis se souciaient peu de la culture des autochtones, qui n'entraient pas, ni dans les faits, ni dans la pensée, en ligne de compte, et c'est le contraire en Europe.
Le mot « culture » contient deux acceptions contradictoires. L'une désigne les codes, les connaissances, les mœurs qui permettent à des hommes de s'entendre entre eux. Elle suppose une concurrence des cultures. L'autre est plutôt le contraire.
Des hommes « cultivés » devraient être en mesure de se comprendre quelle que soit « la culture » de chacun. Ce serait, en somme, comme n'en avoir aucune, ou les avoir toutes.
Ce serait au moins en avoir plus d'une, permettant une prise de distance envers chacune. Ce serait plus encore posséder quelque chose de bien différent de ce qu'on appelle, dans une tout autre acception « une culture ».

C'est un peu un acte de foi sous nos contrées, un point de dogme, que, pour s'entendre, on doive d'abord accepter les mêmes codes et les mêmes données, et ne tenir compte de rien d'autre.
Le plus amusant est que si l'on admet un tel dogme au pied de la lettre, on le relativise. Il en résulte que toute conclusion dépend de ses prémisses, et qu'on modifiera autant de fois l'une qu'on changera les autres ; que tout syllogisme est subjectif, ou plutôt « culturel », et qu'il n'en est donc en réalité pas un.
Le Saint Père lui-même a mis en garde face au cosmopolitisme vague qui pourrait en résulter. N'est-il pas vrai qu'à se refuser à une croyance, fût-ce à ne la prendre que comme une règle de langage, on finit par croire en n'importe quoi ? :)
Je sens là une aporie qui mine dramatiquement l'Occident depuis au moins le quatrième siècle. Ce n'est pas pour rien que je parle du pape, c'est-à-dire de l'Église Catholique, en grec : Universelle. C'est bien pourquoi je parle d'un acte de foi, d'un point de dogme : prendre une culture locale pour la culture universelle ; une sorte de double des mystères de la trinité et de la transsubstantiation.

Il m'apparait évident que la Modernité Occidentale est née d'une prise de distance avec ce dogme, et certainement pas en s'en nourrissant, bien qu'il la hante toujours. Il ne fut d'ailleurs, au début, question que d'une Renaissance, contemporaine de la perspective en peinture.
Si je prends selon ce point de vue, le principe que « le gagnant prend tout », je dirais alors plutôt le contraire : le gagnant jette tout.
Il me suffit de comparer l'attitude toute inaugurale de Pic de la Mirandole avec celle de Descartes un peu plus tard. Pour La Mirandole, si des hommes intelligents se sont donné la peine d'énoncer des pensées complexes et profondes, et s'ils ont convaincu d'autres hommes qui ne sont apparemment pas des idiots, il importe moins d'opposer ce qu'elles peuvent avoir de contradictoire et de les réfuter, que de les comprendre.
Si à l'aide de nos jeux de langage respectifs, nous tenons des propos contradictoires, c'est que nous sommes limités pour en tirer toutes les possibilités, pourrais-je lui faire dire en le tirant un peu trop vers Wittgenstein. En somme, il sort du dogmatisme par l'autre bout : ne confondons pas règle et vérité.
Le résultat conduit finalement à un questionnement simple, quoique profond : « 2x2=4 », est-ce une règle, une vérité ou un calcul ?
On peut aisément observer qu'on l'apprend comme une règle, qu'on le tient pour vrai quand on parvient à exécuter la règle comme un réflexe, et qu'on ne le comprend que comme un calcul. C'est ainsi qu'on peut aborder le doute cartésien, qui revient à un nettoyage par le vide dans la pensée.

--JeanPierreDepetris
Ajouter un commentaire à cette page: