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Système de coordonnées sémantique universel

Pierre Lévy

Extrait de http://www.ieml.org/IMG/pdf/LeGlatin_Levy.pdf

[...]

Une fois surmonté l’interdit post-moderne de l’universel, venons-en maintenant aux
obstacles concrets qui empêchent aujourd’hui la culture mondiale de l’intelligence collective de
prendre son essor. Je voudrais d’abord dresser un parallèle entre les espaces physiques et
sémantiques. Il faut se souvenir que le système de coordonnées géographique universel - les
méridiens et les parallèles - n’a commencé à devenir effectif qu’aux 18° et 19° siècle. Par la suite,
la mesure universelle du temps qui permet aujourd’hui de coordonner les vols de tous les avions
de la planète (le système des fuseaux horaires) n’a été institué qu’au début du XX° siècle. Les
systèmes de coordonnées spatio-temporels, à la fois universels (ce qui fait leur utilité) et culturels
(ce sont des conventions symboliques, des outils construits en vue d’une fin) ont accompagné de
manière très concrète les voyages, les échanges et l’unification (conflictuelle) planétaire des trois
derniers siècles. Par analogie, on peut considérer que la fragmentation et l’opacité contemporaine
du cyberespace tiennent à l’absence d’un système de coordonnées sémantique commun, par-delà
la multiplicité des disciplines, des langues, des systèmes de classification et des univers de
discours. Qu’un tel système de coordonnées balise l’espace sémantique (virtuellement infini), et
aussitôt les processus d’intelligence collective - aussi transversaux, hétérogènes et divers soientils,
pourraient commencer à s’observer - à se réfléchir - dans le miroir immanent du cyberespace.
Un protocole de l’intelligence collective établissant des échanges standards de métadonnées
sémantiques et ouvert à tous les jeux d’indexation, de classement, de recherche et de circulation
de la valeurs possibles me semble préférable à une sorte de Super-Etat onusien administrant de
façon centralisée la nouvelle économie de l’information.

Quant aux pouvoirs qui s’opposent aujourd’hui à l’autonomie de l’intelligence collective, il
ne s’agit, malgré leurs censures, ni des Etats (ils sont trop lourds), ni des majors de la musique et
du cinéma - ces dinosaures dont se rient la majorité des internautes - ni même de l’ICAN, qui n’a
que le pouvoir limité et statique d’attribuer les noms de domaines. Le vrai pouvoir actif et
centralisé est aujourd’hui détenu par les entreprises du Web Consortium, qui réunit Google,
Yahoo, Microsoft, AOL et quelques autres. Ceux-là ne bloquent l’évolution que parce qu’ils la
contrôlent en la produisant (contrairement aux Etats, aux majors ou à l’ICAN, qui ne contrôlent
pas grand chose d’important parce qu’ils n’innovent pas).8

Ces entreprises possèdent un quasi monopole sur les services de recherche, qui leur
permettent non seulement d’exercer une censure politique, le cas échéant (comme cela se voit en
Chine et ailleurs), mais également une censure commerciale à leur profit ou à celui de leurs plus
gros clients. Les moteurs de recherche de Google, Yahoo ou Microsoft sont faibles (ils ne
couvrent que 20% du Web) et inintelligents : ils sont incapables de s’adapter à des perspectives
singulières, d’ordonner les résultats selon des critères variés, d'attribuer une valeur à
l'information, de chercher par concepts au lieu de chercher par mots de langues naturelles, etc.
Leur principale visée est de faire rendre aux clics de l’internaute le maximum de redevances
publicitaires. Ils manquent notoirement de transparence, puisque leurs algorithmes de recherche
sont des secrets commerciaux.

De plus, le Web dit « sémantique » promu depuis plus de 10 ans par ce consortium de
grandes entreprises ne suscite pas les progrès attendus. Aussi utiles que soient les formats de
données XML (Extended mark-up language), RDF (Ressource description framework) ou OWL
(Ontology web language), ils ne résolvent pas le problème de l’opacité et du chaos créée par la
multiplicité des langues naturelles, des taxinomies et des systèmes de classification. En
prétendant indûment prendre en charge la « sémantique » alors qu’il ne s’occupe que de logique
et de formats de données, le Web consortium bloque l’imagination intellectuelle qui pourrait
mener à un système de coordonnées sémantique universel. C’est ainsi que la mise au point de
systèmes originaux de notation du sens, capables d’exploiter les nouvelles possibilités de
traitement automatique au service de l’intelligence collective en ligne, est délibérément éliminée
de l’agenda de recherche.

Finalement, leurs immenses services centralisés de moteurs de recherche, de messagerie et
de réseaux sociaux permettent à ces entreprises oligopolistiques de revendre - uniquement à des
fins de marketing - l’immense quantité d’information produite par les internautes au cours même
de leur activité. Autrement dit, nous sommes dépossédés de l’information que nous produisons en
masse et que nous pourrions utiliser au profit de nos intelligences collectives particulières et du
développement humain en général.

A l’ère de la société du savoir, toute perspective d’émancipation ne peut que s’appuyer sur
une puissance d’innovation indissolublement symbolique, sociale et technique. Si l’on veut
avancer vers une culture mondiale centrée sur l’exploitation et l’alimentation ouverte de ce bien
commun qu’est la mémoire humaine en ligne, c’est donc le pouvoir des entreprises du « Web
consortium » qu’il faut défaire, contourner ou harnacher, avec l’aide du mouvement du logiciel
libre, tout en s’appuyant sur un système de coordonnées sémantiques commun et transparent.
Références

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9
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