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Comment réaliser une bonne machine à perdre?Par Olivier Auber Rédigé le mai 07, 2005 http://hyperrepublique.blogs.com/public/2005/05/comment_realise.html Faire d'un référendum une "machine à perdre" est une opération très simple au premier abord: les premières étapes de la recette appartiennent au domaine des mathématiques élémentaires enseignées dans toutes les bonnes écoles d’administration et de sciences politiques. Ils ont été décrits par le Marquis de Condorcet, suicidé par les Montagnards en 1792 : * Prenez un population constituées majoritairement d’individus sains d’esprit, les français par exemple.
* Concevez pour cette population un projet grandiose censé régir tous les domaines de sa vie quotidienne. * Appuyez votre grand projet sur quelques concepts abstraits et ambigus: le « libéralisme social » par exemple. * Rassemblez des élites ne souffrant pour elles-mêmes d’aucune «concurrence libre et non faussée» pour rédiger votre grand projet. * Imprimez l’hydre juridique issue de leur cuisine sur du « papier blanchi sans chlore » absolument impeccable. * Servez le tout à votre population et demandez-lui de dire si, OUI ou NON, elle aime votre plat! Notre bon Marquis mathématicien a démontré par A+B que vous obtiendrez théoriquement un beau 50/50. Tout se passe comme si vous demandiez aux gens: "voulez-vous des lendemains qui chantent ?". Bien entendu, tout le monde en veut! Le problème n'est pas dans la question, mais dans l'enjeu de pouvoir qui lui est associé. C'est à dire: qui a décidé de poser la question? Et: à qui reviendra le bénéfice de sa réponse? Tout le monde aimerait avoir le monopole de faire des jours meilleurs et chacun va soupçonner l'autre de vouloir le prendre... Bref, si vous avez bien suivi la recette, vous aurez ainsi réussi à couper votre population en deux parties égales et antagonistes ; non pas comme on sépare les blancs des jaunes, plutôt comme on mélange l'huile et de vinaigre pour préparer une vinaigrette. Chaque composante du corps social étant plus ou moins soumise à des enjeux de pouvoir qui lui sont propres, chacun se saisira de votre question indécidable pour régler des comptes avec ses semblables. Plus les enjeux de pouvoir internes aux groupes sont grands, plus A dira OUI parce que B dit NON, de sorte que dans une certaine mesure, tous les courants, les fractions, les partis vont s'entre déchirer. Au sein de nombreux couples même, le mari et la femme ne seront pas d'accord... Il vous faudra un peu de chance pour réaliser une atomisation parfaite, car si l’on suit Condorcet jusqu’au bout ; du résultat final, c’est le hasard qui décidera en dernier ressort. On sait en effet que la cuisine est sensible aux conditions météo, et nul, pas même le plus grand Chef, ne peut prévoir le temps qu'il fera le jour du banquet. Mais supposons que tous les éléments aient été réunis pour assurer votre succès: projet grandiose, concepts ambigus, élite intouchable, texte abscons, aucune trace de chlore dans le papier et... météo mitigée. Bravo, vous avez alors réussi à placer « l’avenir » du peuple entre les mains du hasard pur et simple! Aux yeux de la plupart vos sujets, vous serez bien entendu totalement hors de cause dans ce résultat un peu perturbant puisque tout cela leur semblera résulter du "suffrage universel", c’est à dire d’eux-mêmes. Mais il est injuste de vous retirer le mérite d’avoir réalisé ce score digne d'une idéalité platonicienne. Pour le comprendre, il faut laisser un moment les mathématiques de Condorcet et passer la parole à Georges Bataille, un auteur inclassable du XXe siècle auquel on doit l’une des plus hautes découvertes anthropologiques. Bataille souligne simplement que le plus grand problème de l’Humanité n’est pas "l’économie" comme on le croit vulgairement, mais l'acceptation et la répartition de la "perte". Qu’adviendrait-il de la planète et de nous-mêmes en effet, si nous n’étions que des machines à produire et à nous reproduire, si nous ne perdions pas la majeure partie de notre temps dans quelque tâche improductive, ou si nous ne nous consumions pas en de vaines querelles, et si pour finir, nous ne débarrassions pas le plancher tous autant que nous sommes? Notre besoin de perdre est beaucoup plus impérieux que celui d’économiser. Mais cette idée est tellement difficile à admettre ici-bas, voire même impossible, qu’aucun homme politique n'a jamais pu la proclamer sous peine se faire immédiatement virer. Nous sommes donc obligés de trouver quelques stratagèmes collectifs plus ou moins inconscients pour "nous perdre" juste ce qu'il faut, faute de quoi les guerres ou autres catastrophes se chargeraient de faire le travail. Parmi les stratagèmes possibles, le référendum est désormais un classique. Encore faut-il réussir la recette pour faire "perdre" inconsciemment au corps social une quantité d’énergie et de temps la plus colossale possible, pour un projet censé au contraire rassasier son désir conscient "d'union", "d’économie" et de "développement durable", et tout ceci dans l’espoir de maintenir une paix relative. Le paradoxe n’est donc pas si facile à tenir ! Pour que votre machine fonctionne, il faudrait au moins que deux conditions soient remplies: Premièrement, que vous puissiez, vous, gagner... et continuer à incarner le pourvoir de prédire des jours meilleurs. Comment faire pencher la balance? Réfléchissez un peu… Non ce n'est pas en jouant l'Union contre l’étranger, les chinois ou les américains. Ce coup là est indigne et les gens ont le souvenir qu'on leur a déjà fait. Convoquer le showbiz à l'Elysée? Loupé, Johnny a encore gaffé! Alors…? Oui, il suffit de jouer sur la "peur de perdre"! Au moment où l'atomisation de la société sera à son comble, les gens vont prendre peur devant leur propre division, et là, il suffira de peu de chose, une déclaration qu’il faudra subtilement doser: "Répondez OUI, sinon c'est le chaos". Résultat: disons, peut-être 51%. Comme "à combattre sans péril, on triomphe sans gloire", cela pourrait être un grand jour! Mais attendons voir. Deuxièmement, que votre projet pour des lendemains qui chantent soit finalement accepté, ou plus probablement oublié, ou bien carrément enterré, en tous cas qu’il ne constitue pas un levier pour ceux qui voudraient faire descendre les gens dans la rue. Là encore, rien n’est joué, mais c’est possible. Votre Traité n’est en effet qu’une œuvre théorique censée régir « l’avenir » qui pourrait en rejoindre tant d’autres sur les rayons des bibliothèques. Un seul problème dans ce bel ordonnancement: les gens qui n'ont d'autres choix que OUI ou NON - la pêche à la ligne en option - sont pris pour des imbéciles. Certains peuvent s'en apercevoir et même semer le doute dans la tête de ceux qui parent le "suffrage universel" de toutes les légitimités. Et oui, les temps ont changés depuis la Révolution Française, le niveau général d'éducation a augmenté, chacun manipule des outils de communication qui répandent les idées à la vitesse de la lumière. Bref, les bonnes vieilles recettes comme ce référendum paraissent désuètes, au risque de ne plus fonctionner. Il est donc urgent de trouver de nouvelles idées pour "perdre intelligemment" au sens le plus élevé et noble du terme. L’acceptation de la perte n’est-il pas en effet ce qui nous distingue des machines? Qui de vos élites qui se portent garantes des jours meilleurs, ou des millions de bénévoles qui se démènent sans compter au sein de centaines de milliers d’associations, nous protège le mieux du déterminisme machinique et la loi de la jungle? Ne cherchez pas quelque solution magique au sein de vos Ministères pour se dépenser intelligemment. Ils ne vous proposerons que des systèmes de vote électronique qui ne feraient que donner un petit air moderne aux anciens plats. Cherchez plutôt au coeur de ce qui provoque le changement: les réseaux - pour ne pas dire l'Internet - et son cortège de nouvelles pratiques. Voyez par exemple comment un collectif planétaire constitué de milliers d'anonymes s'active - en pure perte - pour constituer un corpus du savoir universel (WikiPedia). Voyez l'effusion de logiciels libres créés - en pure perte- qui permettent à tous ces collectifs de se dépenser ensemble dans des processus de lecture et d'écriture de virtualités intelligentes. Voyez ces pratiques de concertation et de discussion qui fleurissent partout sur les blogs et autres wikis. Et pour ce qui est précisément de la Constitution, voyez enfin comment de simples citoyens, chercheurs ou informaticiens bénévoles, se sont emparés du Traité que vous nous avez livré sous une forme illisible, pour tenter de le donner à lire et à commenter au plus grand nombre. Ce travail d'aide à la lecture qui a été fait - en pure perte- sur NotreConstitutionPointNet et d'autres sites Internet, vous auriez pu le proposer vous-même. Surtout, l’élite que vous avez mandaté pour écrire ce texte, plutôt que de se réunir à grands frais dans quelque tour d'ivoire bruxelloise, aurait pu utiliser pour sa rédaction les mêmes moyens techniques que nous avons mis en oeuvre. Ils auraient pu ainsi associer dans une large assemblée constituante en réseau, un très grand nombre de rédacteurs, lecteurs et commentateurs de toutes origines. Au fond, la rédaction d'une Constitution est plus une affaire de trajectoire, que d'objectif, d'évolution que de révolution, de multitudes de touches individuelles plutôt que de dessein global. Elle doit être le fruit d'une immense dépense d'énergie collective, seule à même de faire en sorte que chacun s’y reconnaisse et la défende. Oui, comme l'énonce le paradoxe de Condorcet, le collectif est mathématiquement fou bien qu'il soit majoritairement formé d'individus sains d'esprit, mais ce collectif a aujourd'hui les moyens de transcender les contradictions qui le tiraillent dans de vastes agencements intelligents, seuls à même de s'attaquer aux vrais enjeux de société : l'environnement, la pauvreté, l'éthique. Le mulot paraît être un animal insignifiant. Il pourrait pourtant changer le monde. Mais en dernier ressort, c’est l’histoire (le hasard?) qui dira le 29 mai si votre recette est encore d’actualité ou bien complètement archaïque. OlivierAuber "La constitution de chaque nation ne doit faire partie de l'instruction que comme un fait. (...) Mais si on entend qu'il faut l'enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle, ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les ciotyens incapables de la juger ; si on leur dit : Voilà ce que vous devez adorer ou croire, alors c'est une espèce de religion politique que l'on veut créer ; c'est une chaîne que l'on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d'apprendre à la chérir. Le but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l'apprécier et de la corriger." Député Condorcet, 1792. FrWikiPedia:Condorcet FrWikiPedia:Georges_Bataille GeorgesBataille Condorcet?
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